Sur les élèves : Fracture numérique, sociale et creusement des inégalités face aux apprentissages
L’académie a un caractère essentiellement rural et des villes plutôt paupérisées à quelques exceptions près. Par exemple, à Montluçon, plus grande ville de l’Allier, + de 50% de la population est non imposable, cette ville connait le taux de chômage le plus élevé de la grande Région Auvergne Rhône Alpe. On découvre aujourd’hui que les familles ne sont pas équipées matériellement mais aussi dans l’appropriation même des outils numériques. Et ceci est encore plus vrai dans le primaire. Avec cette crise, les professeurs des écoles ont dû faire face à cette fracture. Le constat est sans appel, les retours des collègues professeurs des écoles sont unanimes :
D’entrée à l’école primaire beaucoup ont fait le choix d’écarter toute forme de classe virtuelle pour ne pas encore plus creuser les inégalités.
Face au vide numérique, des collègues optent pour des pratiques non autorisées :
« Sur 26 élèves, j’ai 8 élèves qui sont “dans la nature” (malgré mes relances par mail et Klassroom). Je vais tenter aujourd’hui de les avoir au téléphone mais je ne considère pas que cela fasse partie de mon travail… »
« Je continue d’organiser un plan de travail sur papier. Les élèves me déposent leur travail dans la boite aux lettres de l’école. Je viens une fois par semaine à l’école pour récupérer leur travail et leur rendre le précédent. S’ils ne viennent pas je leur dépose dans leur boite aux lettres à leur domicile. Il est vrai que je sors, un peu, du cadre légal … (les gestes barrière sont strictement appliqués) mais je ne me vois pas laisser les parents se débrouiller sans feuilles, conduite à tenir et conseils. »
« Problèmes des photocopies: mise en place de permanences les vendredis après midi pour que les familles récupèrent le travail mais ce ne sont pas les directives que nous avons reçues »
Les collègues constatent des fossés qui se creusent et culpabilisent sur le fait d’y participer, d’en être un acteur !
« Entre les parents qui sont aux taquets et ceux qui ne donnent pas nouvelles, ceux qui demandent à ce que je corrige le travail (alors que j’envoie les corrections) et ceux qui n’ont pas de quoi imprimer et donc ne font rien (ou pas grand chose)…. le fossé est large ! »
« Une bonne partie des parents s’implique beaucoup mais il faut compter aussi sur le nombre d’enfants dans la famille, le travail (ou télétravail) des parents, leur capacité pédagogique, leurs multiples questionnements, le temps réservé à “l’école”, … On ne fait qu’augmenter les différences de niveau. »
« Je comprends que l’on doit avancer dans les apprentissages, que les enfants doivent garder les habitudes de travail mais en travaillant comme nous le faisons, les élèves ne sont pas sur un pied d’égalité. Il y en a qui, en retournant à l’école auront gardé le bon rythme et auront acquis de nouvelles connaissances alors que d’autres en seront au même niveau qu’avant la fermeture des écoles voire en régression car ils n’auront pas travaillé. Certains parents n’ont pas les capacités pour aider leur enfant et d’autres travaillent donc faire une journée de classe en rentrant le soir n’est pas concevable et nous, enseignants, nous le comprenons bien. Enseigner est un métier qui ne s’improvise pas du jour au lendemain pour les parents. »
« Une collègue de CP est mal à l’aise, elle passe pourtant beaucoup de temps pour son travail et elle se décourage. Elle s’inquiète de la suite : le retour à l’école et comment gérer les écarts qui se seront creusés entre élèves d’autant plus avec des familles allophones et des élèves déjà en grande difficulté avant la fermeture »
Les populations les plus touchées sont encore plus concentrées dans les classes UP2A ou SEGPA. Les professeurs des écoles témoignent unanimement des freins à l’accès du numérique. Non seulement ils ne disposent pas du matériel comme des imprimantes, ordinateurs, réseau et bien souvent le téléphone reste le seul outil avec lequel ils peuvent se connecter quand il n’est pas fissuré pour pouvoir lire. Ces élèves n’ont pas l’habitude des outils communs de travail quand ils y ont accès. Ils ne savent pas cliquer sur un lien, ouvrir et lire une pièce jointe. Environ 50% de ces élèves sont perdus dans la nature….
Témoignage d’une Professeur des Ecoles en UP2A « J ai essayé de parler à certains par whats’app seule solution. Sur 40 jeunes que j’ai en classe j’ai contact avec 4 grands en foyer et des enfants de deux familles. 11 enfants au total ! C est bien peu! Car bien sûr ils n’ont pas de téléphone ou en changent très souvent.
J ai fait 6 leçons depuis lundi 16 mars. Avec whats’app et video ce matin, quelle victoire quand on sait combien ils sont isolés. Même si ce n’est pas conventionnel mais que faire d´autres?
Et je dirai où sont les services sociaux quand j’apprends ce soir en téléphonant à un foyer que le jeune n y est pas depuis lundi? Et c’est moi qui prévient sa référente sociale . Sans oublier que j’ai dû prévenir le père d’ une famille qu’ il était interdit de sortir avec ses enfants. »
Les personnels : entre bricolage, surcharge de travail et pressions
De nombreuses classes de notre académie sont en multi-niveaux, ce qui d’ailleurs est régulièrement un point d’achoppement avec notre administration, qui, quand elle compte les effectifs moyens ne prend jamais en compte cette dimension.
« Je suis PE d’une classe de 22 élèves de GS-CP-CE1 (25 élèves annoncés pour la rentrée prochaine (…) Quid de la surcharge de travail occasionnée par le multi-niveau, y-compris en cette période confinement, où je m’efforce de préparer trois fois plus de supports numériques que si j’avais 24 GS par exemple. Le multi-niveau, c’est une grande spécificité du monde rural, et on a souvent tendance à penser que 3 ou 4 niveaux dans la même classe impliquent un faible effectif. Ce n’est pas forcément le cas ».
Les collègues ont développé prioritairement dans le primaire des échanges par mails et téléphone. Avant le début du confinement beaucoup ont mis à jour les mails de contact avec les familles et ont ouverts une boite dédiée à la classe. D’autres se servent de What’s app, principalement les enseignants de maternelle (vidéo, langage oral), de sections spécialisées comme les SEGPA ou les UP2A
Et enfin pour faire classe ou juste échanger avec les élèves (garder du lie), des collègues ont ouvert des chaines youtube ou mis en place des espaces partagés comme Klassroom (facebook interne à la classe)
« Klassroom, malgré des bugs de connexion, nous permet d’échanger régulièrement (je l’utilise comme une sorte de Facebook interne) ».
Depuis la mi-mars les collègues sont entre bricolage permanent et surtravail, au bord de la rupture pour certains, en overdose d’écran, de téléphone. Surtout quand ils ont à gérer leurs propres enfants.
« Je réponds à énormément de mails et messages et c’est usant. Ma journée se résume à être devant un écran (téléphone branché constamment et ordinateur, scan, …) »
« J’ai passé un week-end à construire des activités pour 4 classes de SEGPA dans 10 matières différentes et les ai mises en ligne dès le dimanche soir (en pensant que des parents qui travaillent pourraient les collecter et les imprimer au boulot…). Quelques exercices à priori simples dans les consignes et des conseils sur des sites à consulter pour des jeux, des lectures en ligne…encore des écrans ! »
« J’ai passé la semaine à collecter les travaux, corriger et renvoyer les corrections personnalisées…Parlons-en ! Rendez-moi mes classes ! Des heures sur l’écran pour mettre des flèches, des annotations…tout ça pour que chaque élève reste attentif à ce qu’il fait. »
« J’ai mal au dos à force d’écran et fatigue oculaire forcément »
« J’ai dépanné un père en filmant par What’s app mon écran d’ordinateur pour qu’il puisse installer libre office, et tout ça à 22H »
La question du matériel et de la formation au numérique est récurrente
« J’utilise bien sûr mon ordi perso, appareil photo, scanner, imprimante… »
« On essaie de voir tous ensemble comment faire fonctionner ” ma classe à la maison “: on piétine , on n’a pas de tutoriel, pour certains collègues dont je fais partie c’est du chinois. Et ça bug ! Evidemment tout le monde est sur internet , il y a encombrement.
Au bout d’une heure de discussion et d’essais infructueux, on se sépare en petits groupes chacun choisissant la méthode qui lui convient: continuer avec “ma classe à la maison”, utiliser l’ENT, utiliser simplement mail ouvert pour communiquer avec les familles.
Au bout du compte personne dans l’équipe pédagogique n’utilisera pas “ma classe à la maison“. Nous n’avons pas été formés pour ce type de télétravail ! »
« Et puis comme nous avons l’intention de communiquer par la messagerie professionnelle avec les familles, il faut bidouiller… rentrer les adresses une à une dans un même répertoire. Puis faire des essais de connections avec chaque famille, certaines très réactives d’autres pas du tout ou un peu perdues. »
« On s’est mis d’accord : je viens aussi à l’école pour effectuer mon travail et le transmettre aux élèves. Personnellement je n’ai pas internet et pas d’ordinateur (..) C’est à l’Education Nationale que revient la responsabilité de fournir des outils de travail.
Chaque semaine je prépare donc le travail que j’envoie depuis l’ordi de la classe à ma collègue du CE2 et qui le transfère aux familles. Chaque semaine j’envoie aussi le corrigé avec le même protocole. »
Les collègues ont fait l’objet d’informations contradictoires, les directeurs et directrice d’école ont eu le sentiment de devoir surveiller leurs collègues sur lesquels ils.elles n’ont aucune autorité hiérarchique.
Ce type de mail a été envoyé dans les écoles au directeurs et directrice où il fallait répondre le matin même !
« Je vous remercie de bien vouloir remplir l’enquête proposée ce jour, pour 10 heures » Il s’agit de remplir une enquête qui fait état d el’activité des collègues et de redonner leur situation familiale (enfants de – ou + d e16 ans)
« Mail de l’inspection le mardi 17 mars qui nous interdit d’utiliser des adresses google, des liens youtube en raison du respect de la vie privée (RGPD) … par contre, proposition de cette même inspection pour les autoriser à prendre la main sur nos ordinateurs personnels pour installer des logiciels nous permettant de travailler !!!!!! Là du coup, plus de problème du respect de la vie privée !! … Du coup, info, contre info…. ça n’aide pas vraiment !!! »
Questions pédagogiques : Quels outils de réflexion pour réduire la fracture scolaire ?
Les collègues, et particulièrement ceux et celles de maternelle ont fait preuve d’inventivité pour développer des propositions qui engagent la communication notamment l’expression orale, les activité ludiques, ludique, des activités de manipulation… Le souci majeur en tête est celui des inégalités. Donc beaucoup ont fait le choix de ne pas introduire de nouvelles notions (ou se limiter à des approches). Même si certains parents (dans les classes sociales supérieures) cherchent à avancer dans le programme de leur propre initiative ou d’autres de penser faire bien en proposant une activité de reliage de 100 points (effectué par le parent) à leur enfant en TPS qui donne un papillon à colorier par l’enfant… En tout état de cause les enfants issus de milieux populaires sont piégés ! On constate que l’attachement à conserver le lien est primordial pour autant nous savons que cela ne suffit pas à moyen et long terme et contribue à creuser les écarts.
« C’est un gros travail car beaucoup de parents n’ont pas de matériel informatique, et je veux éviter au max d’accroitre la fracture sociale des élèves de ma classe, donc à chaque proposition je donne une version imprimable que j’ai faite et une version en tuto pour fabriquer à partir de choses de la maison (comment faire du land art avec des chips et du coton à démaquiller par exemple !!!) »
« Je maintiens un lien avec mes élèves en leur envoyant une lettre par semaine (jeux, activités, sites, petits défis, …) et je construis (avec leurs productions) un petit hebdomadaire (nouvelles de chacun, petit reportage, activités effectuées, …). Klassroom, malgré des bugs de connexion, nous permet d’échanger régulièrement (je l’utilise comme une sorte de Facebook interne) ».
« J’envoie tous les jours de la semaine du travail (libre à faire) avec les livres qu’ils ont emporté à la maison, les ressources libres numériques ou des fiches à télécharger (dans toutes les matières même en sport ou arts plastiques) grâce à Klassroom. Je me construis une liste de ressources numériques où je pioche (j’en envoie régulièrement des mises à jour aux collègues et aux parents). Un collègue nous prépare chaque semaine, avec la complicité de ses enfants, une séance de sports en vidéo ».
« Je demande aux parents de les faire au maximum écrire à la main. »
« Je continue d’organiser un plan de travail sur papier (ils me déposent le dossier des élèves dans la boite aux lettres de l’école ».
Comment rattraper “sans laisser personne sur le bord du chemin” (Jean Marie BLANQUER) La CGT Educ’action a des propositions pour un autre projet d’école qui offre des solutions à long terme et surtout la mise en œuvre d’une école qui soit réellement celle de tous les élèves quelques soient leur origine sociale.
Il ne faudra sans doute pas exclure après cette expérience ce que peuvent nous offrir les outils numériques afin qu’ils soient utilisés pour permettre une émancipation des élèves de la maternelle au supérieur (et non subit et répondant à une logique libérale).
Quelques réflexions générales sur le sens du métier, la continuité pédagogique, l’état de santé…
« La continuité pédagogique ???
– si c’est continuer le programme scolaire à la maison, alors je suis contre. Cela signifierait qu’il suffit de donner aux parents ce qu’il y a à faire pour qu’ils le fassent faire à leurs enfants, Mais à quoi servent la pédagogie et la didactique alors !!!????
– si c’est maintenir le lien afin que les parents aient des idées pour « descotcher » leurs enfants des écrans, alors je dis ok !
– et on ne s’improvise pas enseignant sans élèves c’est assez déconcertant donc ça s’apprend…. et pour cela il faut du temps »
« Comment je vis ce nouveau métier ? Confinée…On essaie de retrouver une vie à travers ces contacts par écran mais ça ne le fait pas. Le contact direct avec les élèves : le petit plus sur la difficulté au moment où elle est rencontrée par l’élève, la remarque que tu fais à l’un et qui résonne pour l’autre et bien là , tu l’écris autant de fois que nécessaire et encore si tu la remarques à l’écrit car tu n’as pas l’oeil vide ou illuminé de l’élève devant toi…des choses que tout enseignant doit ressentir ».
« Je dois faire trois journées de continuité péda (primaire, collège, lycée), une journée de continuité péda pour mes propres élèves, une journée de femme au foyer d’une famille nombreuse qui ne va plus à la cantine, qui salit beaucoup car présents en continu à la maison, et une journée d’animateur bafa, allez aujourd’hui papier maché, et chasse au trésor dans le jardin pour trouver le goûter !!! si on compte bien, ça fait 6 jours en 1….. c’est pas facile, facile….. »